Questions de communication, 42 : dossier « Explorations, nouvelles frontières ? »

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Explorer consiste en une double activité, à la fois physique et intellectuelle. Il s’agit d’une forme d’action cadrée socialement, donc impliquant deux dimensions indissociables : l’une « matérielle » et l’autre « idéelle » au sens qu’en donne Maurice Godelier (1984). Les explorations sont des projets collectifs impliquant des observations à distance. Il en est de même pour leur mise en visibilité par des récits – souvent teintés de connotations positives – qui met en exergue la figure de l’explorateur-savant du XIXe siècle, faisant de ce dernier un véritable « héros national » (Surun, 2007).

L’enjeu de ce dossier consiste à saisir les formes communicationnelles plus ou moins institutionnalisées des « explorations », celles-ci étant entendues comme des projets conçus et mis en œuvre qui participent des dynamiques sociales. Cette question, fondamentale et éminemment politique, relève d’une construction visant à orienter les investissements publics et privés et à fédérer des actions collectives à plus ou moins long terme. De ce fait, il s’agit, comme en ce qui concerne le programme de conquête lunaire il y a cinquante ans (donnant lieu à commémorations et à une foule de projets), de mobiliser des ressources – en particulier communicationnelles – en vue de la construction de « nouvelles frontières ».

Figure archétypale d’une volonté d’exploration couplée au déplacement des frontières admises, le discours de John F. Kennedy en 1960 à la convention démocrate contient quelques grands enjeux communicationnels que le présent dossier entend questionner. « The New Frontier of which I speak is not a set of promises. It is a set of challenges » : mobilisation collective en vue d’un objectif politique, la « Nouvelle Frontière » apparaît comme étant un encouragement à explorer des territoires dans tous les domaines de la société (enjeux sociétaux, défis environnementaux…). Si la conquête spatiale et lunaire reste dans la mémoire collective le point nodal de cette nouvelle frontière, de nombreux défis politiques, économiques et sociaux sont alors visés par J. F. Kennedy. Ils sont présentés comme des domaines inconnus restant à explorer : « Beyond that frontier are uncharted areas of science and space, unsolved problems of peace and war, unconquered problems of ignorance and prejudice, unanswered questions of poverty and surplus. »

L’exploration et le déplacement des frontières communément admises sont alors au cœur de multiples dynamiques politiques et économiques visant à constituer des marchés privés et publics, dans une perspective de croissance continue des modèles de société occidentaux. Là encore, l’idéel et le matériel s’entretiennent mutuellement, les imaginaires politiques, scientifiques et industriels se révélant producteurs et produits des activités d’exploration. Les dynamiques exploratoires des sociétés contemporaines se développent donc dans de multiples directions : sciences et techniques, sciences humaines et sociales (SHS), politique, art et culture…

Dans le domaine des sciences et techniques, que ces dernières soient expérimentales ou sociales, les explorations ont toujours constitué un enjeu essentiel. Projets de consolidation des États financeurs par la recherche de ressources à exploiter en lien avec l’essor de la révolution industrielle (Hobsbawm, 1969) – et à civiliser (Mattelart, 1994) –, les explorations scientifiques de découverte se sont multipliées et ont touché sans cesse de nouveaux publics, souvent dans une veine documentaire et littéraire (voir Apoutsiak, le petit flocon de neige de Paul-Émile Victor, analysé par Daniel Jacobi – 2003). À mesure que les explorations géographiques et naturalistes cèdent la place à la recherche de nouveaux espaces vierges – abysses ou espace –, de nouveaux territoires apparaissent, en particulier dans les replis du social. Les SHS deviennent ainsi une aire d’exploration privilégiée, d’abord au sein de l’ethnologie ou de l’archéologie, puis dans d’autres domaines de connaissance. Ainsi, dans le champ industriel des techniques d’information et de communication, des chercheur·es s’interrogent-ils/elles désormais sur les mutations en cours des pratiques sociales en contexte numérique, pensées dans une perspective d’« exploration des usages » (Mallard, 2011) ou encore dans le cadre des « nouvelles frontières du travail à l’ère numérique » (Flichy, 2017).

Davantage qu’une finalité en soi, l’exploration devient alors une étape de la recherche visant à mettre en visibilité ce qui n’était pas jusqu’alors visible. L’analyse des réseaux, fondée sur la visualisation des liens, relève pleinement de ce nouveau type d’exploration centrée sur le social et ses réalités complexes. Projet politique et culturel, l’exploration relève enfin de la production de nouvelles normes sociétales, par le prisme des pratiques culturelles et artistiques. Les expérimentations de nouvelles formes d’organisation (zones à défendre – ZAD, tiers lieux, fablabs) comme l’exemplification de techniques de productions alternatives (décroissants, circuits courts) constituent autant d’actions communicationnelles menées par des groupes se présentant comme alternatifs (au sens d’outsiders, Becker, 1963), visant à déplacer les frontières communément admises des acteurs centraux, dans une perspective idéologique marquée par son caractère « exploratoire » (Suire, 2016).

Les explorations auxquelles le présent dossier s’intéresse sont donc à considérer comme des projets collectifs se situant à la croisée de la recherche (anciens et nouveaux domaines scientifiques), de la production industrielle de biens matériels (innovations dites « disruptives ») et de biens symboliques (récits, discours d’escorte…). Il consiste à aborder la construction communicationnelle des « explorations » contemporaines sous divers aspects. Il se focalise sur les « explorateurs » eux-mêmes, c’est-à-dire sur les stratégies communicationnelles mises en œuvre par des scientifiques, industriels ou voyageurs, pour financer et légitimer leurs expéditions et projets d’observations, en prenant en compte les intérêts stratégiques des financeurs. Il traite également des médiatisations d’exploration, les médias contribuant à capter des publics nombreux sur ces questions par la production de récits partagés, participant de la (re)définition d’horizons d’attente (Jauss, 1978) communs pour nos sociétés.

Pour répondre à ces questions, deux axes principaux sont proposés.

Axe 1 – L’exploration en projets : stratégies communicationnelles des acteurs

Ce premier axe envisage l’étude des stratégies communicationnelles liées à l’exploration du point de vue des acteurs. Il s’agira de mettre en évidence ces stratégies, de manière à montrer les enjeux sous-jacents à ces dernières.

Si la conquête spatiale a popularisé la question de la « nouvelle frontière » (voir supra l’exemple de J. F. Kennedy), les projets politiques d’exploration et d’espaces à découvrir n’ont cessé d’alimenter les imaginaires et idéologies, tant politiques, économiques, que scientifiques. Le cinquantenaire de la conquête de la Lune, jalon déterminant, coïncide désormais avec l’émergence de nouvelles missions d’exploration spatiale, les industries de la communication se plaçant au cœur de ces mouvements. D’Elon Musk à Jeff Bezos, la communication sur la conquête spatiale prend une place considérable en vue de drainer des capitaux financiers, symboliques et politiques (Rouquette, 2011). Cependant, ainsi que l’explique Isabelle Sourbès-Verger (2002), l’exploration lunaire « est surtout le résultat d’une opération de communication politique conçue comme telle à des fins de rétablissement d’une image sur l’opinion publique américaine et internationale ». Depuis, de nombreux projets d’exploration semblent procéder des mêmes logiques. Que ceux-ci soient menés par des agences gouvernementales ou des groupes industriels privés comme Blue Origin, Space Exploration Technologies Corporation (SpaceX) ou Virgin Galactic, ils mêlent enjeux scientifiques d’exploration et enjeux commerciaux d’exploitation de territoires.

Ce faisant, de tels projets posent des questions de communication essentielles d’un point de vue critique, l’exploration se doublant d’une exploitation en vue de capitaliser des ressources. Si la conquête spatiale participe de cette logique, d’autres domaines de la société impliquant la construction de stratégies communicationnelles autour de l’exploration et des nouvelles frontières pourront être envisagés : santé et traitements innovants, frontières de l’infiniment petit, solutions environnementales, témoignages documentaires relatifs au réchauffement climatique, expérimentations sociales, projets culturels et artistiques impliquant des normativités inédites… Des articles portant sur les stratégies de ces explorateurs et leurs institutions (instituts de recherche, fondations, associations, entreprises) seront attendus.

La présentation de ces stratégies communicationnelles contemporaines pourra être complétée d’analyses de cas historiques, afin de comprendre les actions d’explorations mises en œuvre par des scientifiques, écrivains, journalistes ou documentaristes en lien avec des institutions et financeurs : par exemple, des expéditions scientifiques dans la lignée des grandes découvertes, comme des projets contemporains mémoriels d’exploration historique (e.g. la réplique du navire l’Hermione).

 Axe 2 – Médiatisations de l’exploration : horizons d’attente des sociétés contemporaines

Un second axe proposé concerne celui des rapports des médias à l’exploration. Il s’agit d’interroger et d’analyser la manière dont le système médiatique s’empare de ces questions pour en assurer la médiatisation (Lafon, 2019), c’est-à-dire les mettre en visibilité et les inscrire dans l’imaginaire social et, potentiellement, comme projet collectif d’une société. Nous envisagerons ici les médias comme des marqueurs de la construction sociale des horizons d’attente des sociétés contemporaines en matière d’exploration. Cette approche peut prendre des formes diachroniques qui montreront comment le discours médiatique redéfinit les enjeux autour de ces questions, telles les questions relatives à la mise en récit (Lits, 2008) des découvertes scientifiques, en particulier par le prisme de la vulgarisation et de la communication scientifique (Jacobi, 1999), tout comme celui de la publicisation des sciences (Pailliart, 2005). Sont ainsi attendues des propositions relatives aux grands récits des découvertes scientifiques par le prisme de l’exploration : sciences naturelles, géosciences, apparition de la vie et origines, exploration spatiale, mais aussi ethnologie, histoire, géographie humaine, sciences de la communication, voire sciences dites cognitives (et le nouvel horizon que constitue l’intelligence artificielle)…

Sur ces questions, les médias peuvent avoir un rapport ponctuel et événementiel (presse écrite et audiovisuelle, documentaires, etc.) comme un rapport plus approfondi avec l’essor de médias spécialisés sur des récits d’exploration. La présentation de revues et magazines spécialisés, de sites web et blogs, de médias sociaux, ainsi que de chaînes de télévision ou de vidéos en ligne (YouTube, Netflix…) sont envisageables. Des groupes plurimédiatiques se sont ainsi spécialisés sur la question (National Geographic), produisant une culture globalisée de l’exploration. Des acteurs professionnels institutionnalisés, tels que l’organisation française Connaissance du monde, produisent de même des objets communicationnels spécifiques, mêlant projections et conférences depuis des décennies, traduisant la question fondamentale du rapport à l’exploration pour les publics. Les récits d’exploration peuvent aussi croiser l’aventure humaine, des collections dédiées diffusant les écrits de figures célèbres (Théodore Monod, Alexandra David-Néel…) comme d’anthropologues et d’ethnologues (« Terre humaine » chez Plon…), éventuellement liées à des pratiques documentaires (Paul-Émile Victor, Jacques-Yves Cousteau, Haroun Tazieff, Nastassja Martin…) ou littéraires (Sylvain Tesson…). Enfin, des contributions pourront être centrées sur la présentation de médias spécialisés dans l’innovation sociétale (santé, énergie, environnement, genre…), dans la mesure où la dimension exploratoire et définitoire de nouvelles frontières est privilégiée par ces publications.

La démultiplication des médiatisations de l’exploration traduit les horizons d’attentes des financeurs et acteurs de ces explorations. Ce faisant, par la définition de ces nouvelles frontières qu’il s’agit de repousser, elle révèle en creux la vivacité de ces questions collectives au sein d’un espace public commun et élargi.

 

Références

Becker H., 1963, Outsider, studies in the sociology of deviance, Londres, Free Press of Glencoe.

Eck H. et Martin L. (dirs), 2007. « Le Tour du monde. Médias et voyages », Le Temps des médias, 8.

Flichy P., 2017, Les Nouvelles frontières du travail à l’ère numérique, Paris, Éd. Le Seuil.

Godelier M., 1984, L’Idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard.

Hobsbawm E., 1988 [1962], L’Ère des révolutions, trad. de l’anglais par F. Braudel et
J.-C. Pineau., Bruxelles, Éd. Complexe.

Jacobi D., 1999, La Communication scientifique. Discours, figures, modèles, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.

Jacobi D., 2003, « Un livre documentaire scientifique pour enfants : entre vulgarisation et littérature », Questions de communication, 4, p. 325-341.

Jauss H. R., 1978 [1972], Pour une esthétique de la réception, trad. de l’allemand par C. Maillard, Paris, Gallimard.

Kennedy J. F., 1960, Democratic National Convention Nomination Acceptance Address, discours du 15 juill., Los Angeles. https://www.americanrhetoric.com/speeches/jfk1960dnc.htm

Lafon B. (dir), 2019, Médias et médiatisation. Analyser les médias imprimés, audiovisuels, numériques, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.

Lits M., 2008, Du récit au récit médiatique, Bruxelles, De Boeck.

Mallard A., 2011, « Explorer les usages, un enjeu renouvelé pour l’innovation des TIC »,  dans Denouël-Granjon J. et Granjon F. (dirs), Communiquer à l’ère numérique. Regards croisés sur la sociologie des usages, Paris, Presses des Mines, p. 253-282.

Mattelart A., 1994, L’Invention de la communication, Paris, Éd. La Découverte.

Pailliart I. (dir.), 2005, La Publicisation de la science. Exposer, communiquer, débattre, publier, vulgariser. Hommage à Jean Caune, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.

Rouquette S., 2011, « Présentation générale. Sciences et médias : un changement de logique », dans id. (dir.), Sciences et médias, Paris, CNRS Éd., p. 9-38.

Sourbès-Verger I., 2002, « La tête dans les étoiles, les pieds sur Terre. Des représentations à la réalité », Hermès. La Revue, 34, p. 9-18.

Suire R., 2016, « La performance des lieux de cocréation de connaissances. Le cas des FabLabs », Réseaux. Communication, technologie, société, 196, p. 81-109.

Surun I., 2007, « Les figures de l’explorateur dans la presse du XIXe siècle », Le Temps des médias, 8, p. 57-74.

 

Coordination

 

Recommandations aux auteur·es et calendrier

Voir sur le site de la revue Questions de communication : https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/3074

Date limite de soumission : 2 mai 2021 (format : 2 à 3 pages)

Retour des décisions aux auteur·es des propositions : 15 juin 2021

Date limite de remise des textes aux coordinateurs : 15 octobre 2021 (format : 50 000 signes espaces comprises maximum)

Parution : Hiver 2022

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